Paysages, Chevelures & The Pots
VERNISSAGE DIMANCHE 16 MARS, DE 15H À 19H
En 2005, alors qu?ils sont en train de terminer leurs études d?art, Nicolas Beaumelle et Aurélien Porte fondent l?entité We Are The Painters. Parmi les ?uvres que le duo a pu montrer dans les institutions publiques ou privées au cours des années 2010, une série se démarque significativement, tout en infusant le reste de leur pratique. Ce corpus, composé de plus d?une cinquantaine de portraits énigmatiques de femmes à la chevelure noire et à la bouche entrouverte, paraît se confondre avec l?existence même du duo puisque le premier portrait de la série correspond à la première peinture qu?ils estimèrent avoir réussie ensemble. Dans un texte que je leur consacrais en 2015, j?affirmais que cette série était révélatrice du protocole collaboratif qui se joue chez WATP « puisque la notion de répétition évacue la question du motif qui viendrait perturber cette partie à quatre mains. En décidant de peindre inlassablement le même tableau, WATP, paradoxalement, n?évacue pas la question de la composition ? au contraire, il la démultiplie. En se concentrant sur chacune des zones du tableau qu?ils travaillent à tour de rôle, Nicolas Beaumelle et Aurélien Porte jouent plusieurs parties [?] d?un même jeu, celui de la peinture, pratique ductile capable de s?étirer dans la répétition infinie d?une même série. »
En 2025, le jeu s?est tellement étiré que la figure semble s?être dissoute dans la répétition. Dans l?exposition organisée cette année à la galerie In Situ - Fabienne Leclerc, la série des visages de femmes, qui était pourtant leur marque de fabrique, est pratiquement absente. À la place, WATP présente plusieurs séries (comme le titre de l?exposition l?indique), qui traduisent chacune à leur manière une nouvelle étape (après celle de la répétition) de cette crise figurale. L?une d?elles est constituée de peintures de paysages surmontées par d?épaisses perruques en fibres de lin agglomérées et peintes en noir ? comme si la série des portraits de femmes s?était inversée pour nous donner à voir ce qu?elles regardent? Une peinture en POV, en quelque sorte, dans laquelle la vision subjective, bizarrement, n'est pas celle des deux peintres mais celle de la peinture elle-même qui regarde le paysage qui lui fait face.
L?exposition présente également de nouvelles peintures qui semblent puiser à la fois chez Morandi et chez Rothko. Très programmatique, cette série de tableaux (commencée pendant le COVID), consiste en la répétition d?une forme de pot, très épurée, sans ornement, se détachant sur le fond vide d?une perspective simplifiée laissant libre cours aux aplats de couleurs. L?épure, ici, est un nouvel indice d?une crise de la figuralité car le pot, même s?il est toujours là, n?est qu?un résidu. Comme l?ont reconnu WATP, le vrai sujet aurait dû être la plante qui aurait pu se trouver dans le pot mais le motif, absent, laisse la place à la peinture (la couleur). Le pot, quant à lui, n?est qu?un contenant qui contient la plante ou, au choix, la peinture[1]. Après avoir évacué les fruits, le gibier, les couverts, etc., de ses natures mortes pour ne conserver que des contenants vides, on prétend que Morandi écartait toute possibilité de reflet et de transparence du verre en faisant couler de la peinture à l?intérieur de ses bouteilles, afin de les matifier pour qu?elles deviennent de pures formes occupant l?espace?
Durant les parties d?un jeu comme celui de la peinture, deux phases sont importantes : le début (comment fait-on une peinture ?) et la fin (pourquoi est-elle terminée ?). C?est entre ces deux pôles de négociation que se situe la pratique collaborative de WATP. Une peinture commence toujours par des conditions matérielles de production (le choix du support, des pigments, les temps de séchage, de transport, etc.) et d?existence (les activités de subsistance, la vie de famille, l?amitié, les loisirs, les déménagements). C?est le frottement entre ces conditions d?existence et de production qui ont fait, par exemple, que le duo n?a pas produit pendant quelques années. Mais c?est également ces conditions qui leur ont permis récemment de se retrouver au Havre (où habite Aurélien Porte depuis quelques temps) pour peindre les paysages normands, ou encore pour s?approvisionner en lin, production typique de la région? Pour être tout à fait honnête, c?est aussi pour réapprendre à peindre ensemble après un temps d?arrêt, pour retrouver le plaisir de composer un tableau touche après touche, que WATP a repris la série des pots commencée lors du confinement. Et c?est la façon dont les conditions d?existence et de production se reflètent l?une dans l?autre, avec simplicité, qui rendent les ?uvres émouvantes, surtout quand elles sont produites à deux.
S?il convient d?abord de faire une lecture matérialiste de l?origine d?une peinture, son achèvement s?inscrira, en revanche, dans un régime ontologique. C?est peut-être sur cette piste que cherchent à nous entraîner les différentes stratégies qui mettent en crise la figuralité dans l??uvre de WATP. Peu importe le motif ou la figure, peu importe le fond et la forme, peu importe de savoir si tel paysage est figuratif ou abstrait (l?abstraction c?est « la nature vue avec les yeux d?une poule » aurait déclaré Morandi?), ce qui compte à la fin c?est de reconnaître qu?une peinture est terminée et qu?elle existe. Le travail de peinture est donc aussi un travail d?indexation réciproque auquel Nicolas Beaumelle et Aurélien Porte se livrent depuis le premier tableau qu?ils jugèrent achevé en 2006. Pour cette nouvelle exposition, WATP a réalisé certaines toiles qui sont des reproductions légèrement déformées de paysages abstraits réalisés quelques années auparavant, comme pour confirmer par la répétition qu?il s?agissait bien de peintures ? qu?elles en avait le statut ontologique. Par ce dédoublement, WATP semble souligner les deux régimes conjoints de la peinture : sa présence ontologique et l?indexation de cette présence. C?est à ce jeu que We Are The Painters se consacre depuis maintenant plus de 20 ans.
Gallien Déjean
[1] La chaise, représentée dans d?autres tableaux de cette exposition, a une fonction similaire à celle du pot : plutôt qu?un motif, elle est l?indice qui vient marquer l?absence de la figure qui aurait dû s?y asseoir.